JOUR LE JOUR, LE JOURNAL

MA CLAQUE

A la réflexion, je me lève toujours du pied droit. Etonnant, non ? Parce qu’à la réflexion ( une autre ) , la chose faite et la journée passée, j’aurais tendance à me dire que souvent c’était plutôt du gauche. Tu ouvres un œil, tu te ranges les idées à leur place, voilà qui est fait, tout va bien. Un pied, deux pieds. Dans le monde, le monde dans lequel tu es né, où tu as grandi, dans lequel tu persistes.  ( Après un moment on ne dit plus que tu grandis, on dit que tu es un homme, maintenant, mon gamin, et puis que tu es devenu vieux et que ça continue comme ça vaille que vaille et cahin-caha. )

Sauf que c’est faux, en vérité : le monde dans lequel tu remets les pieds à chaque réveil, les deux pieds sur lesquels tu te dresses debout, le gauche, le droit, en bâillant, en te grattant la tête, en te frottant les yeux, en pétant un petit coup pour la mise en train ordinaire, ce monde n’est plus celui dans lequel tu es né, dans lequel tu as grandi, dans lequel tu as vieilli. Cette bonne blague ! Ce monde est un autre, c’est celui de maintenant, de ton présent, il n’y a que cela qui existe au monde, le présent. Pas de passé ni d’avenir, pas d’hier ni de demain : aujourd’hui. A cette heure, cette minute, cette seconde – pour faire court. Le présent. C’est comme ça qu’on vit. Selon la formule qui a fait ses preuves : c’est la vie.

Or donc, c’est ainsi que les hommes vivent. ( Private joke. ) A la première seconde de chaque réveil de chaque matin. A deux pieds dans le monde, et tu peux être de la meilleure bonne humeur qui soit, avec les meilleures intentions, tu peux être un homme de la meilleure bonne volonté qui soit, ça ne loupe pas.

Ça ne loupe pas.

Je ne sais pas vous, mais moi en tout cas, si. Ou plutôt non. Moi, ça ne loupe pas :

Qu’est-ce que c’est que ce monde ? C’est un endroit dans l’espace et un temps où et dans lequel il se passe des choses. Des événements. Un endroit plutôt bien défini. Avec d’autres gens que toi dessus, dedans. Que moi dedans, dessus.  Car je ne suis pas tout seul, à priori, sauf qu’en ce qui me concerne, eh ben si, vous aurez beau faire, je suis tout seul. Comme tout le monde. Comme vous, chacun de vous, vous autres millions-milliards de vous tous encore vivants, et même ceux par millions qui cassent à la seconde leur vapoteuse – la pipe c’est dépassé –  , vous tous et chacun tout seul dans le monde, les gars et les filles, vos mondes à vous qui sont votre monde perso.

A pieds joints dans le monde. Splash . Et vous voilà avec votre bonne humeur en bandoulière, l’air d’un con, parce que dans les secondes qui suivent ça dérape. La meilleure volonté du monde n’y suffit pas. Ça dérape. Ça s’effrite. Ça se lézarde. La tapisserie se décolle.

Des centaines de petits accrocs. Des rapetassages mal foutus, c’est fait que de ça. Pour peu qu’on se décille l’œil, on en voit toutes les coutures, les malfaçons. Tu te dis : foutredieu ( car tu te parles assez rudement ) pourquoi je me suis levé ? Mais mon couillons parce que c’est la vie. Tu préfèrerais quoi ? Rester pagé ( de pageot ) à longueur de jours et de nuits ? Ou bien mourir ? Tu n’as pas d’autre choix, la vie c’est ça : se lever et mettre les deux pieds dans ce monde, le seul disponible, le seul à ta portée, bordel de dieu !

La vie du jour. Que tu peux regarder par la fenêtre, si tu veux. Là non plus tu n’as guère d’autre choix. Et puis, moi, c’est cette fenêtre-là… Vitrage en tube cathodique, écran super plat, carreaux de la croisée en papier journal. C’est comme ça.

Le monde, en fait, ça se résume à pas grand-chose et c’est étrangement un pas grand-chose qui foisonne. Qui déborde. Qui prend toute la place et davantage.

Soit j’ai envie de ma taire, soit j’ai envie de crier. Normal. Normal ?

Parce que voyez-vous, mes amis, mes pas-z-amis aussi, j’en ai comme qui dirait un peu ma claque. Je suis tout seul à en avoir un peu ma claque ? Bien sûr, même si nous sommes nombreux à être seuls dans ce cas. Seul au pluriel.

Dans ce monde qui donne des nouvelles du monde, un journaliste déguisé en Pascal Praud rend compte à sa manière et à son avis, qui est le seul et le bon, des nouvelles du monde, selon son choix, au cours de discussions déguisées en débat. Pascal a toujours raison. Pascal fait la loi comme le veut sa fonction sur son plateau, interrompt la parole de tous et chacune en leur reprochant d’interrompre la parole de toutes et chacun. Ce n’est même plus rigolo. Et voilà que parfois Pascal dont la culture chansonnière de variétés est grande chantonne !!! Faux comme une seringue. Pascal a une bande de camarades qui sont là avec lui pour commenter le monde à leur façon. Ils ont probablement chacun et chacune leurs opinions, leurs visions des choses, probablement car comme ils parlent tous et toutes en même temps on ne comprend rien à ce qu’ils cornent, sinon les « laissez-moi parler, je ne vous ai pas interrompu » ponctuels des empoigneurs de tourner en rond, et les «  si vous voulez « – prononcer : « si’ou’lez » d’une Elisabeth électrique et hurlupée.

J’en ai ma claque d’assister à la classe.

Passe régulièrement par la fenêtre désormais une docteur Brigitte M. ( mais non, pas ce « M »-là ) qui a changé de métier depuis le fond de gouffre du confinement et s’est installée  au pied levé chroniqueuse tv, ce pour quoi elle n’est pas franchement faite à ânonner des infos covidiennes que tout le monde et son contraire nous infligent à longueurs de chaines et de temps, Brigitte, en plus, essoufflée dans le propos comme aux premiers symptômes de l’angine de poitrine.

J’en ai ma claque d’être un malade que le corps médical tient à prudente distance.

Et aussi sur les bancs de la classe l’ineffable Jacques Séguéla.

J’en ai ma claque tout court.

Dans ce monde les foules de commentateurs se bagarrent quotidiennement à propos des méfaits et des bienfaits des masques obligatoires et des mesures préventives ( six mois bientôt d’une prévention en retrait ) dans la guerre livrée contre la méchante grosse bébête pneumopathique. Chacun on avis, chacun sa prédiction, chacun sa solution. Et allez tous vous faire foutre, crient les périphériques indépendants, les hors-la-loi, qui ne veulent pas être en reste de connerie  et se pètent les cordes à brailler leurs solutions radicales pour… pour quoi, au fait ? Voilà qu’on a perdu le fil. Qu’on l’a perdu depuis lurette belle.

J’en ai ma claque de ne plus rien comprendre.

Dans ce monde, par la fenêtre, les pluies torrentielles ravagent des maisons, des routes, des gens, et on regarde les images, on écoute les commentaires, les explications, encore et encore, on nous explique tout, dans ce monde, et on ne peut rien faire d’autre qu’écouter, comme c’est notre rôle de spectateurs du monde.

J’en ai ma claque d’être impuissant.

C’est un monde peuplé de radicaux de tous poils, de jeunes et vieux cons – je ne trouve pas d’autres mots – qui tabassent des jeunes filles sous le prétexte qu’ils ne supportent pas la vue d’un genou,  un monde dans lequel un ministre de la république ( et je me passe de majuscules ) rejoint la horde des roquets-aboyeurs en recommandant aux gamines le port de la tenue républicaine, fort de la certitude que le ridicule ne tue plus, un monde hanté de chasseurs de cerfs et de massacreurs de renards, et de malades mentaux tueurs de chevaux  quand ils ne les mutilent pas, un monde d’intégristes divers lâchés en liberté même pas surveillée. Sous toutes sortes d’étiquettes.

J’en ai ma claque.

Un monde dont un des passagers, à sa place dans sa loge présidentielle, aurait donc ramassé le virus. Jolis scénars possibles.  Soit c’est vrai et il se bagarre et il s’en sort. Et le spectacle continue, des millions de fidèles crient à l’exploit, au miracle. Et banco, quelques millions d’incrédules convertis ou confortés dans leur foi élisent leur gros couillon de chef ! Soit il se bagarre et ne s’en sort pas. Il aura quand même gagné vu que ce sera la faute de l’autre. Soit cette attaque virale est un scénar monté de toutes pièces – ou sont les complotistes ? pour mettre un peu de tricherie dans le débat. Et assurer au surchargé pondéral la victoire, sous les acclamations de son peuple. Et la première dame évidemment, pauvre femme, s’en sort elle aussi, dans l’ombre du grand homme…

D’autres acteurs de sa troupe s’agitent aux quatre coins du monde en toute impunité, les Poutine de là-haut, les Tayip turc de là-bas, les Xi, les Jong-un de très là-bas… les figurants  au garde-à-vous …

Et tout ceci n’est qu’exemples microscopiques.

J’en ai ma claque…

La voix sympathique d’une dame vient de laisser un message sur mon répondeur qui m’invite à la rappeler pour que nous parlions de la bible.

Ça manquait.

A deux pieds dans le monde, par la force des choses, il va bien falloir finir par trouver autre chose, un de ces matins. Fermer la fenêtre.