OHIO

OHIO par Stephen Markley

Traduit de l’anglais ( Etats Unis ) par Charles Recoursé

Terres d’Amérique

Albin Michel

( Et il me vient les paroles de la chanson « Ohio », qu’écrivit Gainsbourg et que chanta Isabelle Adjani. J’suis dans un état proche de l’Ohio, J’ai l’moral à zéro… Paroles dures en costume de tous les jours, mine de rien, mines de tout. Musique du matin lancinant à pas glissés vers le soir inévitable… Cela va tellement bien à cet autre visage dévoilé de l’Ohio. )

OHIO. O-aï-O. C’est un roman, un gros roman, un gros roman foisonnant, dense, lourd, une montagne de roc, hurlupé de partout comme un gouffre en tourbillon. De bruit et de fureur, certainement. Traversé d’apaisements qui ne sont là, peut-être, que pour un élan repris avant le souffle définitivement coupé vers la cavalcade, la charge tous azimuts d’une étrange horde sauvage.

Des personnages. Quelques-uns. Une poignée — qu’on dirait une centaine, tellement ils sont uniques dans leur peau et tout le monde, ou une grande partie du monde, dans leur être. Leur pauvre tête malade de tenter et vouloir exister. Des personnages d’or et de boue, de misère et de fulgurance. Haleurs de leur vie, cahin-caha, leur propre vie, quelquefois celle des autres. Ces personnages-là, et moi, lecteur, invité sous leurs pas dans le sillage d’une vie. Les colonnes vertébrales d’une monstruosité vivante à quatre têtes. Quatre nervures. Quatre, aux presque mêmes racines, poussés dans New Canaan, petite bourgade de l’Ohio. Où ils ont grandi. Camarade d’études à croitre de conserve dans le monde étudiant, l’apprentissage de comment ne pas vivre, le rêve de comment survivre, si rêve il y a dans les fumeuses atmosphères électriques des drogues et des expériences sexuelles hallucinées. L’apprentissage échevelé du métier dit d’adulte américain.

Et par un soir de printemps tombé du ciel par hasard, des retrouvailles, furtives, fortuites, fugaces, désembrouillées d’un écheveau serré de chemins parcourus, ou en cours de parcours.

Les années passées. Un soir de printemps. Un soir de douceur comme il se doit, d’enfer comme il se veut, au bout du compte. Un soir après du temps coulé, des années cascadantes. Un soir déchiré au-dessus de la tombe de pandore et de la résurrection des souvenirs.

Quatre. Bill Ashcraft, ressurgi d’un passé d’activiste révolutionnaire au grand cœur — qui ce soir, fracassé, est occasionnellement livreur d’un énigmatique paquet scotché sur sa poitrine. Stacey Moore, qui va rencontrer la mère de son ex-lointaine-petite amie disparue pour tenter d’en savoir davantage sur cette évaporation dans la nature — et aussi essayer de régler ses comptes avec son frère qui n’a jamais accepté qui elle est… Et puis Dan Eaton, jeune vétéran meurtri en retrouvailles tant (dé)espérées de son amour  vénéneux de jeunesse, mais naufragé sur les ressacs d’Irak, un œil perdu, le cœur à la dérive. Et la quatrième, Tina Ross, elle, martyre ordinaire de ses années post-adolescentes, revenue se venger sans doute de son ex-prince charmant de friperie déjà monstre ordinaire…

Roulés, cahotés dans les ornières du 11 septembre, ils ont poussé tant bien que mal dans les sillons alarmants du populisme cultivé par un président actuel d’une imbécillité pathologique ( élu et porté par quelques millions de fracturés du même acabit), la récession et le fracas désastreux du rêve américain. Ces quatre là, jaillis de la nuit et d’une époque de jeunesse en désordre pour rebondir dans un autre désordre, bien déterminés à toucher, enfin, pour le coup, au but à atteindre.

OHIO est tout à fait ce qui pourrait sans emphase s’appeler un chef-d’œuvre. Il en a le squelette parfait, solide, implacable, et la musculature, la peau, l’apparence externe d’une impitoyable séduction.

Ce genre de roman-palais dans lequel c’est un bonheur d’entrer et de se réfugier, dont on ne veut – ne peut ? – pas sortir trop rapidement. Ecartelé entre le désir gourmand de parvenir à la dernière page et le triste esseulement de n’en avoir plus à tourner, passée la dernière. Dans la colère grognonne que le mot fin provoque.

Il est, dans tout le charriage de livres qui vont, en cette saison cataclysmique et calamiteuse, nous tomber dessus par tombereaux, celui à qui il faut sauver la vie.

Ohio.

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