Jeudi 1er novembre 2001

Sujet: Racontez votre journée de la Toussaint

Serait-ce donc La Toussaint? On me dit que oui.

A l’école, et ce des années durant, les unes après les autres, inlassablement, avec une constance rare qui dénotait la furieuse initiative des maîtres et maîtresses (on appelait ainsi instituteurs et trices) , à l’école donc, le sujet de la première « rédaction » suivant cet événement était: Racontez votre journée de la Toussaint. Et en avant la musique. Le repas de famille, la visite au cimetière, l’automne, les gens qu’on ne revoyait qu’à l’occasion de cette fête des morts. Zou! Quelle fête des morts? de cela point de commentaires ni même de commencement d’explication sur son origine, l’histoire du rite, que sais-je… On se hâtait de tartiner une page, j’en faisais deux, j’étais déjà attiré par les mots écrits et le prétexte, quel qu’il fût, de raconter une histoire. Il fallait du mérite. Je trouve.

Mes maîtres et maîtresses sont morts. Pour la plupart — pas tous, mais la plupart.

Aujourd’hui, si je raconte cette journée, ce sera pour dire que je me suis levé plutôt tard et que j’ai passé ma matinée à façonner une « pièce », une rustine de sapin, puis à la poser, pour un angle cassé de ce meuble que je suis en train de transformer en bibliothèque; qu’après-midi je suis allé me promener pendant trois heures avec mon épouse et que nous avons récupéré un chien de chasse perdu, sympa, qui nous a suivis comme un seul homme et nous a laissés regarder sur son collier le numéro de téléphone et le nom de son maître. A qui nous l’avons ramené.

Ensuite j’ai travaillé à mon roman.

Je ne suis pas allé au cimetière où sont mon père et ma mère — j’y vais rarement. Quasiment jamais.

C’est comme ça.

Cela dit c’est l’automne pour de vrai, avec des couleurs d’automne, des matins froids couverts de rosée d’argent après les léchouilles de brumes.

C’est comme ça, aussi.

Je me souviens quand ils étaient vivants, certaines années au retour du cimetière, ce jour-là, nous mangions des noix et du pain, le feu craquait dans la cuisinière, il y avait un chat qui nous regardait faire et qui jouait avec les débris des coquilles de noix.

Et puis ce soir, jusqu’à maintenant, j’ai regardé, à la télévision, une émission consacrée à Georges Brassens.

J’ai grandi avec les chansons de cet homme. Je les chantais moi-même. Je les connaissais à peu près toutes. Je les ai re-écoutées ce soir. Pas une qui ne m’ait mis l’œil en brillance. Le plaisir pur est liquide. Pas une chanson qui ne soit une manière de chef d’œuvre, au sens de ce travail que réalisent les maîtres dans leur art, les grands ouvriers. Toutes. Même ce « Mourir pour des idées », et peut-être surtout, ne vous en déplaise, monsieur Goldman.

Georges Brassens, je m’en suis rendu compte ce soir, m’a nourri généreusement, il a été mon Auvergnat et sans doute pour un bonne part m’a instillé les envies d’écrire ce que j’ai parfois pu écrire, et la nécessité, aussi, de le faire. L’obligation. J’ai commis un jour un roman titré « Je suis la mauvaise herbe », les paroles de la chanson en exergue, et nous avions, l’éditeur et moi, demandé à l’auteur son autorisation … qui nous fut accordé sans problème. Me souviens que j’en avais été très fier — non, pas fier: heureux.

Mes instituteurs, mon père et ma mère, Georges Brassens, sont morts: pas de doute, c‘est bien leur fête aujourd’hui.

Je ne suis pas allé au cimetière, je n’y vais jamais, je préfère sortir dans le frais de la nuit pour siroter un café qui refroidit un peu vite en écoutant les renards aboyer à la lune, ou regarder Margot dégrafer son corsage.

C’est comme ça.

Plus ça vient, moins il se fait tard pour ce genre de choses, moins j’ai le temps d’autres écarts.

Hasta luego